Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

vendredi, 27 novembre 2009

Giuseppe Berto, écrivain proscrit et oublié

berto3.jpgRoberto ALFATTI APPETITI:

Giuseppe Berto, écrivain proscrit et oublié

 

Malgré une biographie, remarquable de précision, publiée en 2000 et due à la plume de Dario Biagi, l’établissement culturel italien ne pardonne toujours pas à Giuseppe Berto, l’auteur d’ Il cielo è rosso, d’avoir attaqué avec férocité le pouvoir énorme que le centre-gauche résistentialiste s’est arrogé en Italie. C’est donc la conspiration du silence contre cette “vie scandaleuse”.

 

Quand, en l’an 2000, l’éditeur Bollati Boringhieri a publié la belle biographie de Dario Biagi, La vita scandalosa di Giuseppe Berto, nous nous sommes profondément réjouis et avons espéré que le débat se réamorcerait autour de la figure et de l’oeuvre du grand écrivain de Trévise et que d’autres maisons d’édition trouveraient le courage de proposer à nouveau au public les oeuvres désormais introuvables de Berto, mais, hélas, après quelques recensions fugaces et embarrassées, dues à des journalistes, le silence est retombé sur notre auteur.

 

Du reste, ce n’est pas étonnant, car à la barre d’une bonne partie des maisons d’édition italiennes, nous retrouvons les disciples et les héritiers de cet établissement culturel de gauche que Berto avait combattu avec courage, quasiment seul, payant le prix très élevé de l’exclusion, de l’exclusion hors des salons reconnus de la littérature, et d’un ostracisme systématique qui se poursuit jusqu’à nos jours, plus de vingt ans après la mort de l’écrivain. La valeur littéraire et historique du travail biographique de Biagi réside toute entière dans le fait d’avoir braqué à nouveau les feux de la rampe sur la vie tumultueuse d’un personnage véritablement anti-conformiste, d’un audacieux trouble-fête. Biagi nous a raconté son histoire d’homme et d’écrivain non aligné, ses triomphes et ses chutes. Il nous en a croqué un portrait fidèle et affectueux: “Berto avait tout pour faire un vainqueur: le talent, la fascination, la sympathie; mais il a voulu, et a voulu de toutes ses forces, s’inscrire au parti des perdants”.

 

bertodddd.jpgGiuseppe Berto, natif de Mogliano près de Trévise, surnommé “Bepi” par ses amis, avait fait la guerre d’Abyssinie comme sous-lieutenant volontaire dans l’infanterie et, au cours des quatre années qu’a duré la campagne, il a surmonté d’abord une attaque de la malaria, où il a frôlé la mort, et ensuite a pris une balle dans le talon droit. L’intempérance et l’exubérance de son caractère firent qu’il ne se contenta pas de ses deux médailles d’argent et du poste de secrétaire du “Fascio”, obtenu à l’âge de 27 ans seulement… Il cherchait encore à faire la guerre et, au bout de quelques années, passant sous silence un ulcère qui le tenaillait, réussit à se faire enrôler une nouvelle fois pour l’Afrique où, pendant l’été 1942, l’attendait le IV° Bataillon des Chemises Noires. Avec l’aile radicale des idéalistes rangés derrière la figure de Berto Ricci, il espérait le déclenchement régénérateur d’une seconde révolution fasciste. Il disait: “Avoir participé avec honneur à cette guerre constituera, à mes yeux, un bon droit à faire la révolution”.

 

Mais la guerre finit mal pour Berto et, en mai 1943, il est pris prisonnier en Afrique par les troupes américaines et est envoyé dans un camp au Texas, le “Fascist Criminal Camp George E. Meade” à Hereford, où, à peine arrivé, il apprend la chute de Mussolini. Dans sa situation de prisonnier de guerre, il trouve, dit-il, “les conditions extrêmement favorables” pour écrire et pour penser. Il apprend comment trois cents appareils alliés ont bombardé et détruit Trévise le 7 avril 1944, laissant dans les ruines 1100 morts et 30.000 sans abri. Aussitôt, il veut écrire l’histoire de ces “gens perdus”, en l’imaginant avec un réalisme incroyable. Il l’écrit d’un jet et, en huit mois, son livre est achevé. Juste à temps car les Américains changent d’attitude envers leurs prisonniers “non coopératifs”, les obligeant, par exemple, à déjeuner et à rester cinq ou six heures sous le soleil ardent de l’après-midi texan, pour briser leur résistance. Et Berto demeurera un “non coopératif”. Après de longs mois de tourments, il est autorisé à regagner sa mère-patrie.

 

L’éditeur Longanesi accepte de publier le livre de cet écrivain encore totalement inconnu et, après en avoir modifié le titre, “Perduta gente” (“Gens perdus”), considéré comme trop lugubre, le sort de presse, intitulé “Il sole è rosso”, vers la Noël 1946. Berto a confiance en son talent mais sait aussi quelles sont les difficultés pratiques que recèle une carrière d’écrivain; il commence par rédiger des scénarios de film, ce qu’il considère comme un “vil métier”, afin de lui permettre, à terme, de pratiquer le “noble métier” de la littérature. “Il sole è rosso” connaît un succès retentissant, les ventes battent tous les records en Italie et à l’étranger, en Espagne, en Suisse, en Scandinavie, aux Etats-Unis (20.000 copies en quelques mois) et en Angleterre (5000 copies en un seul jour!). On définit le livre comme “le plus beau roman issu de la seconde guerre mondiale”. En 1948, c’est la consécration car Berto reçoit le prestigieux “Prix Littéraire de Florence”. En 1951, toutefois sa gloire décline en Italie. Son roman “Brigante” demeure ignoré de la critique, alors qu’aux Etats-Unis, il connaît un succès considérable (avec “Il sole è rosso” et “Brigante”, Berto vendra Outre Atlantique deux millions de livres) et le “Time” juge le roman “un chef-d’oeuvre”. Les salons littéraires italiens, eux, ont décidé de mettre à la porte ce “parvenu”, en lui collant l’étiquette de “fasciste nostalgique” et en rappellant qu’il avait refusé de collaborer avec les alliés, même quand la guerre était perdue pour Mussolini et sa “République Sociale”. Biagi nous rappelle cette époque d’ostracisme: “Berto, homme orgueilleux et loyal, refuse de renier ses idéaux et contribue à alimenter les ragots”. Berto ne perd pas une occasion pour manifester son dédain pour ceux qui, subitement, ont cru bon de se convertir à l’antifascisme et qu’il qualifie de “padreterni letterari”, de “résignés de la littérature”. Il s’amuse à lancer des provocations goliardes: “Comment peut-on faire pour que le nombre des communistes diminue sans recourir à la prison ou à la décapitation?”. Il prend des positions courageuses, à contre-courant, à une époque où “le brevet d’antifasciste était obligatoire pour être admis dans la bonne société littéraire” (Biagi).

 

ilcieloerosso1.jpgEn 1955, avec la publication de “Guerra in camicia nera” (“La guerre en chemise noire”), une recomposition de ses journaux de guerre, il amorce lui-même sa chute et provoque “sa mise à l’index par l’établissement littéraire”. Berto déclare alors la guerre au “Palazzo” et se mue en un véritable censeur qui ne cessait plus de fustiger les mauvaises habitudes littéraires. La critique le rejette, comme s’il n’était plus qu’une pièce hors d’usage, ignorant délibérément cet homme que l’on définira plus tard comme celui “qui a tenté, le plus honnêtement qui soit, d’expliquer ce qu’avait été la jeunesse fasciste”. Et la critique se mit ensuite à dénigrer ses autres livres. Etrange destin pour un écrivain qui, rejeté par la critique officielle, jouissait toutefois de l’estime de Hemingway; celui-ci avait accordé un entretien l’année précédente à Venise à un certain Montale, qui fut bel et bien interloqué quand l’crivain américain lui déclara qu’il appréciait grandement l’oeuvre de Berto et qu’il souhaitait rencontrer cet écrivain de Trévise. Ses activités de scénariste marquent aussi le pas, alors que, dans les années antérieures, il était l’un des plus demandés de l’industrie cinématographique. Le succès s’en était allé et Berto retrouvait la précarité économique. Et cette misère finit par susciter en lui ce “mal obscur” qu’est la dépression. L’expérience de la dépression, il la traduira dans un livre célèbre qui lui redonne aussitôt une popularité bien méritée.

 

Mais il garde l’établissement culturel dans son collimateur et ne lâche jamais une occasion pour attaquer “l’illustre et omnipotent Moravia”, grand prêtre de cette intelligentsia, notamment en 1962 lorsqu’est attribué le second Prix Formetor. Ce prix, qui consistait en une somme de six millions de lire, et permettait au lauréat d’être édité dans treize pays, avait été conféré cette fois-là à une jeune femme de vingt-cinq ans, Dacia Maraini, que Moravia lui-même avait appuyée dans le jury; Moravia avait écrit la préface du livre et était amoureux fou de la jeune divorcée et vivait avec elle. Au cours de la conférence de presse, qui suivit l’attribution du Prix, Berto décide de mettre le feu aux poudres, prend la parole et démolit littéralement le livre primé, tout en dénonçant “le danger de corruption que court la société littéraire, si ceux qui jugent de la valeur des oeuvres relèvent désormais d’une camarilla”; sous les ovations du public, il crie à tue-tête “qu’il est temps d’en finir avec ces monopoles culturels protégés par les journaux de gauche”. Toute l’assemblée se range derrière Berto et applaudit, crie, entame des bagarres, forçant la jeune Dacia Maraini à fuir et Moravia à la suivre. Berto n’avait que mépris pour celui qu’il considérait comme “un chef mafieux dans l’orbite culturelle” (comme le rappelle Biagi), comme un “corrupteur”, comme un “écrivain passé de l’érotisme à la mode au marxisme à la mode”. En privé, une gand nombre de critiques reconnaissaient la validité des jugements lapidaires posés par Berto, mais peu d’entre eux osèrent s’engager dans un combat contre la corruption de la littérature et Moravia, grâce à ces démissions, récupéra bien rapidement son prestige.

 

Entretemps, Berto avait surmonté sa crise existentielle et était retourné de toutes ses forces à l’activité littéraire, sans pour autant abandonner ses activités journalistiques où il jouait le rôle de père fouettard ou de martin-bâton, en rédigeant des articles littéraires et des pamphlets incisifs, décochés contre ses détracteurs. “Male oscuro” a connu un succès inimaginable: en quelques mois, on en vend 100.000 copies dans la péninsule et son auteur reçoit le Prix Strega. Berto a reconquis son public, ses lecteurs le plébiscitent mais, comme il fallait s’y attendre, “la critique radicale de gauche le tourne en dérision, minimise la valeur littéraire de ses livres et dénature ses propos”. Ainsi, Walter Pedullà met en doute “l’authenticité du conflit qui avait opposé Berto à son père” et la sincérité même de “Male oscuro” alors que la prestigieuses revue américaine “New York Review of Books” avait défini ce livre comme l’unique ouvrage d’avant-garde dans l’Italie de l’époque. “Mal oscuro”, de plus, gagne deux prix en l’espace d’une semaine, le Prix Viareggio et le Prix Campiello.

 

Berto a retouvé le succès mais, malgré cela, il ne renonce pas au ton agressif qui avait été le sien dans ses années noires, notamment dans les colonnes du “Carlino” et de la “Nazione” et, plus tard, du “Settimanale” de la maison Rusconi, tribune du haut de laquelle il s’attaque “aux hommes, aux institutions et aux mythes”. En 1971, Berto publie un pamphlet “Modesta proposta per prevenire” qui, malgré les recensions négatives de la critique, se vend à 40.000 copies en quelques mois. Si on relisait ce pamphlet aujourd’hui, du moins si un éditeur trouvait le courage de le republier, on pourrait constater la lucidité de Berto lorsqu’il donnait une lecture anticonformiste et réaliste de la société italienne de ces années-là. On découvrirait effectivement sa clairvoyance quand il repérait les mutations de la société italienne et énonçait les prospectives qu’elles rendaient possibles. Déjà à l’époque, il dénonçait notre démocratie comme une démocratie bloquée et disait qu’au fascisme, que tous dénonçaient, avait succédé un autre régime basé sur la malhonnêteté. Il stigmatisait aussi la “dégénérescence partitocratique et consociative de la vie politique italienne” et, toujours avec le sens du long terme, annonçait l’avènement du fédéralisme, du présidentialisme et du système électoral majoritaire. Il jugeait, et c’était alors un sacrilège, la résistance comme “un phénomène minoritaire, confus et limité dans le temps, … rendu possible seulement par la présence sur le sol italien des troupes alliées”. Pour Berto, c’était le fascisme, et non la résistance, “qui constituait l’unique phénomène de base national-populaire observable en Italie depuis le temps de César Auguste”.

 

Lors d’une intervention tenue pendant le “Congrès pour la Défense de la Culture” à Turin, sous les auspices du MSI, Berto se déclare “a-fasciste” tout en affirmant qu’il ne tolérait pas pour cela l’antifascisme car, “en tant que pratique des intellectuels italiens, il est terriblement proche du fascisme… l’antifascisme étant tout aussi violent, sinon plus violent, coercitif, rhétorique et stupide que le fascisme lui-même”. Berto désignait en même temps les coupables: “les groupes qui constituent le pouvoir intellectuel... tous liés les uns aux autres par des principes qu’on ne peut mettre en doute car, tous autant qu’ils sont, se déclarent démocratiques, antifascistes et issus de la résistance. En réalité, ce qui les unit, c’est une communauté d’intérêt, de type mafieux, et la RAI est entre leurs mains, de même que tous les périodiques et les plus grands quotidiens… Si un intellectuel ne rentre pas dans un de ces groupes ou en dénonce les manoeuvres, concoctées par leurs chefs, il est banni, proscrit. De ses livres, on parlera le moins possible et toujours en termes méprisants… On lui collera évidemment l’étiquette de ‘fasciste’, à titre d’insulte”. Dans son intervention, Berto conclut en affirmant “qu’en Italie, il n’y a pas de liberté pour l’intellectuel”.

 

On se doute bien que la participation à un tel congrès et que de telles déclarations procurèrent à notre écrivain de solides inimitiés. Aujourd’hui, plus de vingt ans après sa mort, il continue à payer la note: son oeuvre et sa personne subissent encore et toujours une conspiration du silence, qui ne connaît aucun précédent dans l’histoire de la littérature italienne.

 

Roberto ALFATTI APPETITI.

(article paru dans le magazine “Area”, Rome, Anno V, n°49, juillet-août 2000; trad. franç.: Robert Steuckers, novembre 2009).

vendredi, 23 octobre 2009

Gabriele d'Annunzio: "Entre la lumière d'Homère et l'ombre de Dante"

GabrieleD_Annunzio.jpgGabriele D’Annunzio :« Entre la lumière d’Homère et l’ombre de Dante »

« En quelque sorte, un dialogue d'esprit, une provocation, un appel... »

Friedrich Nietzsche

Ex: http://scorpionwind.hautetfort.com/

Né en 1863, à Pescara, sur les rivages de l'Adriatique, D'Annunzio sera le plus glorieux des jeunes poètes de son temps. Son premier recueil paraît en 1878, inspiré des Odes Barbares de Carducci. Dans L'Enfant de volupté, son premier roman, qu'il publie à l'âge de vingt-quatre ans, l'audace immoraliste affirme le principe d'une guerre sans merci à la médiocrité. Chantre des ardeurs des sens et de l'Intellect, D'Annunzio entre dans la voie royale de l'Art dont l'ambition est de fonder une civilisation neuve et infiniment ancienne.

Le paradoxe n'est qu'apparent. Ce qui échappe à la logique aristotélicienne rejoint une logique nietzschéenne, toute flamboyante du heurt des contraires. Si l'on discerne les influences de Huysmans, de Baudelaire, de Gautier, de Flaubert ou de Maeterlinck, il n'en faut pas moins lire les romans, tels que Triomphe de la Mort ou Le Feu, comme de vibrants hommages au pressentiment nietzschéen du Surhomme.

Il n'est point rare que les toutes premières influences d'un auteur témoignent d'une compréhension plus profonde que les savants travaux qui s'ensuivent. Le premier livre consacré à Nietzsche (celui de Daniel Halévy publié en 1909 ) est aussi celui qui d'emblée évite les mésinterprétations où s'embrouilleront des générations de commentateurs. L'écrivain D'Annunzio, à l'instar d'Oscar Wilde ou de Hugues Rebell, demeurera plus proche de la pensée de Nietzsche,- alors même qu'il ignore certains aspects de l'œuvre,- que beaucoup de spécialistes, précisément car il inscrit l'œuvre dans sa propre destinée poétique au lieu d'en faire un objet d'études méthodiques.

On mesure mal à quel point la rigueur méthodique nuit à l'exactitude de la pensée. Le rigorisme du système explicatif dont usent les universitaires obscurcit leur entendement aux nuances plus subtiles, aux éclats brefs, aux beaux silences. « Les grandes idées viennent sur des pattes de colombe » écrivait Nietzsche qui recommandait aussi à son ami Peter Gast un art de lire bien oublié des adeptes des « méthodes critiques »: « Lorsque l'exemplaire d'Aurores vous arrivera en mains, allez avec celui-ci au Lido, lisez le comme un tout et essayez de vous en faire un tout, c'est-à-dire un état passionnel ».

L'influence de Nietzsche sur D'Annunzio, pour n'être pas d'ordre scolaire ou scolastique, n'en est pas pour autant superficielle. D'Annunzio ne cherche point à conformer son point de vue à celui de Nietzsche sur telle ou telle question d'historiographie philosophique, il s'exalte, plus simplement, d'une rencontre. D'Annunzio est « nietzschéen » comme le sera plus tard Zorba le Grec. Par les amours glorieuses, les combats, les défis de toutes sortes, D'annunzio poursuit le Songe ensoleillé d'une invitation au voyage victorieuse de la mélancolie baudelairienne.

L'enlèvement de la jeune duchesse de Gallese, que D'Annunzio épouse en 1883 est du même excellent aloi que les pièces de l'Intermezzo di Rime, qui font scandale auprès des bien-pensants. L'œuvre entière de D'Annunzio, si vaste, si généreuse, sera d'ailleurs frappée d'un interdit épiscopal dont la moderne suspicion, laïque et progressiste est l'exacte continuatrice. Peu importe qu'ils puisent leurs prétextes dans le Dogme ou dans le « Sens de l'Histoire », les clercs demeurent inépuisablement moralisateurs.

Au-delà des polémiques de circonstance, nous lisons aujourd'hui l'œuvre de D'Annunzio comme un rituel magique, d'inspiration présocratique, destiné à éveiller de son immobilité dormante cette âme odysséenne, principe de la spiritualité européenne en ses aventures et créations. La vie et l'œuvre, disions-nous, obéissent à la même logique nietzschéenne,- au sens ou la logique, désentravée de ses applications subalternes, redevient épreuve du Logos, conquête d'une souveraineté intérieure et non plus soumission au rationalisme. Par l'alternance des formes brèves et de l'ampleur musicale du chant, Nietzsche déjouait l'emprise que la pensée systématique tend à exercer sur l'Intellect.

De même, D'Annunzio, en alternant formes théâtrales, romanesques et poétiques, en multipliant les modes de réalisation d'une poésie qui est , selon le mot de Rimbaud, « en avant de l'action » va déjouer les complots de l'appesantissement et du consentement aux formes inférieures du destin, que l'on nomme habitude ou résignation.

Ce que D'Annunzio refuse dans la pensée systématique, ce n'est point tant la volonté de puissance qu'elle manifeste que le déterminisme auquel elle nous soumet. Alors qu'une certaine morale « chrétienne » - ou prétendue telle - n'en finit plus de donner des lettres de noblesse à ce qui, en nous, consent à la pesanteur, la morale d’annunzienne incite aux ruptures, aux arrachements, aux audaces qui nous sauveront de la déréliction et de l'oubli. Le déterminisme est un nihilisme. La « liberté » qu'il nous confère est, selon le mot de Bloy « celle du chien mort coulant au fil du fleuve ».

Cette façon d’annunzienne de faire sienne la démarche de Nietzsche par une méditation sur le dépassement du nihilisme apparaît rétrospectivement comme infiniment plus féconde que l'étude, à laquelle les universitaires français nous ont habitués, de « l'anti-platonisme » nietzschéen,- lequel se réduit, en l'occurrence, à n'être que le faire valoir théorique d'une sorte de matérialisme darwiniste, comble de cette superstition « scientifique » que l'œuvre de Nietzsche précisément récuse: « Ce qui me surprend le plus lorsque je passe en revue les grandes destinées de l'humanité, c'est d'avoir toujours sous les yeux le contraire de ce que voient ou veulent voir aujourd'hui Darwin et son école. Eux constatent la sélection en faveur des êtres plus forts et mieux venus, le progrès de l'espèce. Mais c'est précisément le contraire qui saute aux yeux: la suppression des cas heureux, l'inutilité des types mieux venus, la domination inévitable des types moyens et même de ceux qui sont au-dessous de la moyenne... Les plus forts et les plus heureux sont faibles lorsqu'ils ont contre eux les instincts de troupeaux organisés, la pusallinimité des faibles et le grand nombre. »

Le Surhomme que D'Annunzio exalte n'est pas davantage l'aboutissement d'une évolution que le fruit ultime d'un déterminisme heureux. Il est l'exception magnifique à la loi de l'espèce. Les héros du Triomphe de la Mort ou du Feu sont des exceptions magnifiques. Hommes différenciés, selon le mot d'Evola, la vie leur est plus difficile, plus intense et plus inquiétante qu'elle ne l'est au médiocre. Le héros et le poète luttent contre ce qui est, par nature, plus fort qu'eux. Leur art instaure une légitimité nouvelle contre les prodigieuses forces adverses de l'état de fait. Le héros est celui qui comprend l'état de fait sans y consentir. Son bonheur est dans son dessein. Cette puissance créatrice,- qui est une ivresse,- s'oppose aux instincts du troupeau, à la morale de l'homme bénin et utile.

Les livres de D'Annunzio sont l'éloge des hautes flammes des ivresses. D'Annunzio s'enivre de désir, de vitesse, de musique et de courage car l'ivresse est la seule arme dont nous disposions contre le nihilisme. Le mouvement tournoyant de la phrase évoque la solennité, les lumières de Venise la nuit, l'échange d'un regard ou la vitesse physique du pilote d'une machine (encore parée, alors, des prestiges mythologiques de la nouveauté). Ce qui, aux natures bénignes, paraît outrance devient juste accord si l'on se hausse à ces autres états de conscience qui furent de tous temps la principale source d'inspiration des poètes. Filles de Zeus et de Mnémosyne, c'est-à-dire du Feu et de la Mémoire, les Muses Héliconiennes, amies d'Hésiode, éveillent en nous le ressouvenir de la race d'or dont les pensées s'approfondissent dans les transparences pures de l'Ether !

« Veut-on, écrit Nietzsche, la preuve la plus éclatante qui démontre jusqu'où va la force transfiguratrice de l'ivresse ?- L'amour fournit cette preuve, ce qu'on appelle l'amour dans tous les langages, dans tous les silences du monde. L'ivresse s'accommode de la réalité à tel point que dans la conscience de celui qui aime la cause est effacée et que quelque chose d'autre semble se trouver à la place de celle-ci,- un scintillement et un éclat de tous les miroirs magiques de Circé... »

Cette persistante mémoire du monde grec, à travers les œuvres de Nietzsche et de D'Annunzio nous donne l'idée de cette connaissance enivrée que fut, peut-être, la toute première herméneutique homérique dont les œuvres hélas disparurent avec la bibliothèque d'Alexandrie. L'Ame est tout ce qui nous importe. Mais est-elle l'otage de quelque réglementation morale édictée par des envieux ou bien le pressentiment d'un accord profond avec l'Ame du monde ? « Il s'entend, écrit Nietzsche, que seuls les hommes les plus rares et les mieux venus arrivent aux joies humaines les plus hautes et les plus altières, alors que l'existence célèbre sa propre transfiguration: et cela aussi seulement après que leurs ancêtres ont mené une longue vie préparatoire en vue de ce but qu'ils ignoraient même. Alors une richesse débordante de forces multiples, et la puissance la plus agile d'une volonté libre et d'un crédit souverains habitent affectueusement chez un même homme; l'esprit se sent alors à l'aise et chez lui dans les sens, tout aussi bien que les sens sont à l'aise et chez eux dans l'esprit. » Que nous importerait une Ame qui ne serait point le principe du bonheur le plus grand, le plus intense et le plus profond ? Evoquant Goethe, Nietzsche précise : « Il est probable que chez de pareils hommes parfaits, et bien venus, les jeux les plus sensuels sont transfigurés par une ivresse des symboles propres à l'intellectualité la plus haute. »

La connaissance heureuse, enivrée, telle est la voie élue de l'âme odysséenne. Nous donnons ce nom d'âme odysséenne, et nous y reviendrons, à ce dessein secret qui est le cœur lucide et immémorial des œuvres qui nous guident, et dont, à notre tour, nous ferons des romans et des poèmes. Cette Ame est l'aurore boréale de notre mémoire. Un hommage à Nietzsche et à D'Annunzio a pour nous le sens d'une fidélité à cette tradition qui fait de nous à la fois des héritiers et des hommes libres. Maurras souligne avec pertinence que « le vrai caractère de toute civilisation consiste dans un fait et un seul fait, très frappant et très général. L'individu qui vient au monde dans une civilisation trouve incomparablement davantage qu'il n'apporte. »

Ecrivain français, je dois tout à cet immémorial privilège de la franchise, qui n'est lui-même que la conquête d'autres individus, également libres. Toute véritable civilisation accomplit ce mouvement circulaire de renouvellement où l'individu ni la communauté ne sont les finalités du Politique. Un échange s'établit, qui est sans fin, car en perpétuel recommencement, à l'exemple du cycle des saisons.

La philosophie et la philologie nous enseignent qu'il n'est point de mouvement, ni de renouvellement sans âme. L'Ame elle-même n'a point de fin, car elle n'a point de limites, étant le principe, l'élan, la légèreté du don, le rire des dieux. Un monde sans âme est un monde où les individus ne savent plus recevoir ni donner. L'individualisme radical est absurde car l'individu qui ne veut plus être responsable de rien se réduit lui-même à n'être qu'une unité quantitative,- cela même à quoi tendrait à le contraindre un collectivisme excessif. Or, l'âme odysséenne est ce qui nous anime dans l'œuvre plus vaste d'une civilisation. Si cette Ame fait défaut, ou plutôt si nous faisons défaut à cette âme, la tradition ne se renouvelle plus: ce qui nous laisse comprendre pourquoi nos temps profanés sont à la fois si individualistes et si uniformisateurs. La liberté nietzschéenne qu'exigent les héros des romans de D’annunzio n'est autre que la liberté supérieure de servir magnifiquement la Tradition. Ce pourquoi, surtout en des époques cléricales et bourgeoises, il importe de bousculer quelque peu les morales et les moralisateurs.

L'âme odysséenne nomme cette quête d'une connaissance qui refuse de se heurter à des finalités sommaires. Odysséenne est l'Ame de l'interprétation infinie,- que nulle explication « totale » ne saurait jamais satisfaire car la finalité du « tout » est toujours un crime contre l'esprit d'aventure, ainsi que nous incite à le croire le Laus Vitae:

« Entre la lumière d'Homère

et l'ombre de Dante

semblaient vivre et rêver

en discordante concorde

ces jeunes héros de la pensée

balancés entre le certitude

et le mystère, entre l'acte présent

et l'acte futur... »

Victorieuse de la lassitude qui veut nous soumettre aux convictions unilatérales, l'âme odysséenne, dont vivent et rêvent les « jeunes héros de la pensée », nous requiert comme un appel divin, une fulgurance de l'Intellect pur, à la lisière des choses connues ou inconnues.

Luc-Olivier d'Algange

source: Le cygne noir numéro 1 >> Intentions 5

jeudi, 25 juin 2009

Un Architalien (*) comme lui

2_g1.jpg

 

Un Architalien (*)

comme lui

L.S.

 

De temps à autre, la fréquentation assidue des bouquinistes donne encore à l’Occidental fatigué que je suis l’occasion d’inventer, au sens archéologique du mot, quelques trésors de bibliophilie. Ainsi par exemple, cette édition de poche du livre Les jeux et les hommes de Roger Caillois, acheté une misère et dédicacé au stylo bille par l’auteur à… Henri Troyat ! Ou cet exemplaire de La Droite buissonnière de Pol Vandromme**, paru en 1960 aux Sept Couleurs, aperçu au dernier moment, tandis que je m’apprêtais à refermer la porte de la boutique.

 

*

 

Parmi ces objets rares, il en est un qui me tient particulièrement à cœur, peut-être parce que je l’ai déniché à Bruxelles, L’Œuf rouge de Curzio Malaparte, dédicacé lui aussi,

 

« à Monsieur Charles Moine

en très cordial hommage

Curzio Malaparte

Paris ce 5 décembre 1949 »

 

dans une écriture soignée, d’un beau bleu délavé.  Son roman La pelle, traduction La peau, va ou vient de sortir de presse. Dédicace de circonstance j’en déduis, comme l’écrivain, de son propre aveu le plus grand d’Italie (sous-entendu, plus grand que son compatriote Gabriele D’Annunzio), dut en signer des centaines, à défaut d’avoir réussi à percer le mystère entourant l’identité de ce Monsieur Moine.  Intitulé Intelligenza di Lenin dans sa version originale de 1930, L’ Œuf rouge*** (à ne pas confondre avec Le Bonhomme Lénine qui date de 1932, je le dis pour les collectionneurs), soit le crâne dégarni et bombé du leader bolchevik, se lit aujourd’hui comme un document, le témoignage de l’existence d’un courant interne au Parti national fasciste dont Malaparte fut l’un des animateurs, celui du fascisme syndicaliste-révolutionnaire des années 20, républicain, anticlérical et antibourgeois, mis en évidence par l’historien Renzo De Felice dans ses travaux – quand certains de ses compagnons de la marche sur Rome voyaient en Mussolini l’héritier des Lénine, Trotski.

 

*

 

Lorsqu’il adresse son livre à Charles Moine, ce 5 décembre 1949, Curzio Malaparte a déjà plus d’une vie à son actif. Une qualité en principe réservée aux chats, sauf que Malaparte leur préfère la compagnie des chiens, surtout ceux de la campagne, aux pedigrees douteux. Tout le contraire de Louis-Ferdinand Céline, qui adore les chats mais déteste Malaparte. L’une d’elles, la troisième si l’on compte sa guerre de 14-15 dans les rangs de la Légion garibaldienne (encore une singularité du personnage, l’Italie n’étant entrée en guerre qu’en 1915), son ascension (la direction du quotidien « La Stampa ») puis sa chute au sein de l’appareil du pouvoir romain (la publication chez Grasset en 1931 de Technique du coup d’Etat - « Hitler est une femme » - afin d’échapper aux ciseaux de la censure transalpine), l’a conduit en 1933 à la relégation sur l’île de Lipari. Cinq ans de résidence surveillée à la demande du ministre de l’Air Italo Balbo, son ennemi personnel, rendu responsable par Malaparte de son éviction de « La Stampa », réduits à douze mois grâce à l’entregent du comte Ciano, le gendre de Mussolini. Le duce, qui en privé s’amuse de ses incartades, n’a pas tant tenu rigueur à Malaparte de son Don Camaleo (Monsieur Caméléon, Ed. La Table Ronde, 1946), un roman-feuilleton dans lequel l’écrivain trublion le croquait sous les traits peu flatteurs du reptile habile à changer de couleur, que celui-ci se plaira à le croire après coup. Dans le contexte du rapprochement du régime avec le Vatican, l’allusion ne pouvait être plus explicite. Un court intermède parisien. De retour à Rome, Malaparte fonde la revue culturelle « Prospettive » où, entre deux correspondances de guerre en Ukraine ou en Finlande, il invite les poètes surréalistes Breton et Eluard à s’exprimer. Décidément, la dictature fasciste ne fut pas le totalitarisme nazi.

 

*

 

Le 21 juin 1940, c’est muni de son accréditation de journaliste au « Corriere della Sera », une autre faveur du duce, que Malaparte franchit cette fois la frontière, revêtu de l’uniforme de capitaine des Alpini, les chasseurs alpins italiens. Mussolini pensait, en l’éloignant, se débarrasser de son cas, il va lui offrir sur un plateau la matière de sa période de création la plus féconde ! Malaparte, de son vrai nom Kurt-Erich Suckert, s’était engagé à l’âge de seize ans, autant par francophilie que par envie d’en découdre avec l’image honnie du père, saxon et protestant. Le maniement du lance-flammes d’assaut serait sa thérapie de choc. Et maintenant, pour de fumeuses ambitions impériales, Mussolini prétendrait  faire se tenir côte à côte soldats italiens et allemands dans la bataille ? Dérisoire, la campagne de France lui inspire un sentiment et un roman - publié après-guerre, Il sole è cieco*, au vrai davantage un assemblage d’idées, de situations vécues - où la honte le dispute à la tristesse ; titanesque, l’invasion de l’Union soviétique, des ouvriers, des ingénieurs jetés contre d’autres ouvriers, d’autres ingénieurs, devient au fil de ses articles, qui formeront la trame de Kaputt et d’Il Volga nasce in Europa**, une odyssée plus proche des neuf cercles de Dante que du poème homérique, dont Malaparte serait l’Ulysse, lancé à pleine vitesse au volant de sa voiture de liaison. En relisant ses 571 pages, je comprends pourquoi Denoël a choisi de rééditer Kaputt dès la révélation du Prix Goncourt 2006. Avec la morale qui s’en dégage : la saloperie (de ce qui se passe là-bas) est tragique, le tragique est beau, donc la saloperie est belle, le livre soutient sans difficulté la comparaison avec Les Bienveillantes de Jonathan Littell. Disponible au format de poche également.

 

 



* D’après Architaliano, le titre du recueil de poèmes publié par Curzio Malaparte en 1928.

** Décédé le 28 mai 2009 à l’âge de 82 ans. Lecteur insatiable doublé d’un élégant styliste, Pol Vandromme cumulait deux handicaps majeurs pour qui veut conquérir la République des Lettres parisienne : sa nationalité belge et un amour immodéré des écrivains marqués à droite. La postérité distinguera l’œuvre critique dans sa volumineuse bibliographie.

*** Ed. du Rocher

* Le soleil est aveugle. Je recommande au lecteur la couverture de l’édition Folio. A signaler aussi, dans la collection Quai Voltaire, la parution d’un inédit, Le Compagnon de voyage, agrémenté d’un cahier photos : www.editionslatableronde.fr

** La Volga naît en Europe, Domat, 1948. Qu’attend-on pour le rééditer ?

mardi, 16 juin 2009

Teatro e futurismo

Teatro e Futurismo

Ex: http://augustomovimento.blogspot.com/


«Il Futurismo vuole trasformare il Teatro di Varietà in teatro dello stupore, del record e della fisicofollia»

(dal Manifesto del Teatro di Varietà)


L’abilità propagandistica e il desiderio di sollevare scalpore, spingono i futuristi ad intervenire anche in campo teatrale. In particolare Marinetti credeva che tutti fossero potenzialmente poeti o drammaturghi. Da questa idea cominciarono, in tutta Italia, a dilagare le celeberrime “serate futuriste”, inizialmente nelle piazze – coinvolgendo nelle rappresentazioni anche il pubblico – e successivamente nei teatri. Marinetti, Corra e Settimelli sono considerati gli iniziatori del teatro “sintetico” futurista: questo aggettivo deriva dal fatto che si trattava per lo più di piccoli “attimi sintetici”, le cui caratteristiche sono la concentrazione, la compenetrazione, la simultaneità e il dinamismo.

Non sempre il pubblico accettava la “forza d’urto” di quel teatro, e spesso rispondeva con ingiurie e con il lancio di ortaggi. Immancabilmente le serate futuriste si concludevano con provocazioni di ogni tipo e con risse furibonde, con tanto di sfide a duello. Spesso i nemici e avversari dei futuristi affittavano interi palchi, munendosi di ortaggi, e al momento opportuno facevano scattare la baraonda. A quel punto i futuristi avevano già vinto la loro battaglia pubblicitaria. L’eco del putiferio si estendeva, attraverso i giornali, in tutta l’Italia.

Osservando più tecnicamente il teatro futurista, si può osservare che – come i dadaisti e i surrealisti – neppure i futuristi italiani furono uomini di teatro nel senso professionale del termine, ma artisti, scrittori, poeti che consideravano il teatro non solo un ideale punto d’incontro, ma anche il migliore strumento di propaganda del loro ideale vitalistico, nazionalista e tecnocratico. Nonostante la mancanza di professionismo, furono coloro che al teatro concessero un’attenzione più continua e organica, soprattutto a livello teorico, in una serie di manifesti: il manifesto dei drammaturghi futuristi (1911), del teatro di varietà (1913), del teatro futurista sintetico (1915), della scenografia futurista (1915), del teatro della sorpresa (1921).

La contestazione del teatro «passatista e borghese» investe prima di tutto il teatro drammaturgico: a un dramma analitico, basato su una logica degli eventi di fatto impossibile e sulla credibilità astrattamente psicologica dei personaggi, i futuristi contrappongono il dramma sintetico, che coglie, in un’unica visione, momenti cronologicamente e spazialmente lontani, ma connessi fra loro da analogie e da contrapposizioni profonde. Non c’è bisogno di una premessa da sviluppare in una serie successiva di episodi pazientemente organizzati, ma basta l’intuizione del nucleo essenziale dei fenomeni. I personaggi non hanno contenuto psicologico, ma si risolvono totalmente nelle loro azioni, che possono anche esaurirsi in gesti molto semplici, di assoluto valore o non esserci affatto, lasciando l’azione affidata agli oggetti.
Le “sintesi futuriste”, opera soprattutto di Marinetti, furono anche rappresentate, non però dai futuristi stessi, ma da normali compagnie professioniste che non potevano avere né una specifica preparazione, né un particolare interesse ideologico. Il loro significato rimase perciò confinato nella dimensione letteraria.

Non esiste una sola concezione di teatro futurista: esso può essere infatti sia un teatro eccentrico o grottesco, sia dell’assurdo che sintetico. A differenza del teatro classico, il teatro di prosa per eccellenza, non sono fondamentali i dialoghi o comunque le scene parlate, bensì l’attenzione viene catturata dai suoni, dalle luci e dai movimenti corporei. Non è un caso che nel teatro futurista sia utilizzata molto spesso la danza, al fine di trasmettere al pubblico, attraverso i movimenti dei ballerini, un senso di moto, di velocità e dinamismo. Al posto dei dialoghi vi sono didascalie lunghissime e molto dettagliate. Il teatro futurista è spesso un teatro muto e talvolta – in aggiunta – i personaggi sono incomprensibili nelle loro azioni, tanto che lo spettatore rimane stupito e con un senso di confusione. In più capita che il personaggio non sia un attore, bensì un oggetto. In scena si riesce a far diventare reale, normale e logico un comportamento completamente surreale, mentre le frasi, i gesti e le reazioni appartenenti al senso comune risultano banali e assurdi.
Anche il grande Majakovskij si interessò molto al nuovo teatro futurista, ma intendendolo più in senso satirico, per prendere in giro la realtà e gli schemi del buon senso.

Sul piano scenografico Enrico Prampolini sviluppò tutte le premesse insite nel gusto dei futuristi per le macchine e la tecnologia, scegliendo una scena mobile e luminosa, nella quale l’attore umano sarebbe apparso banale e superato, ed era quindi auspicabile sostituirlo con marionette o addirittura con l’attore-gas «che estinguendosi, o procreandosi, propagherà un odore sgradevolissimo, emanerà un simbolo di identità alquanto equivoca», supremo sberleffo al mattatore del tipico teatro antico italiano.
Il manifesto più significativo è forse quello del teatro di varietà, definito il vero teatro confacente alla sensibilità e all’intelligenza dell’uomo moderno, poiché esalta il sesso di fronte al sentimento, l’azione e il rischio di fronte alla contemplazione, la trasformazione e il movimento muscolare di fronte alla staticità, ma soprattutto perché distrae lo spettatore dalla sua secolare condizione di voyeur passivo trascinandolo nella follia fisica dell’azione.


Per approfondire, leggi il Manifesto del Teatro di Varietà

jeudi, 16 avril 2009

La pazza del Bargello - Il d'Annunzio pagano

La pazza del Bargello.
Il D’Annunzio pagano

di Luca Leonello Rimbotti

Fonte: mirorenzaglia [scheda fonte]

Come sappiamo, nella cultura europea a cavallo tra Otto e Novecento - corrosa dal degrado positivista - D’Annunzio ha significato la rivolta romantica e dionisiaca del gesto audace, dell’istinto vittorioso, dell’immersione nella sensualità selvatica. Era la rivendicazione di un patrimonio di atavismi che il razionalismo moderno stava spegnendo con la sua violenta irruzione nei mondi della tradizione: di qui l’amore per la bellezza dorica - che l’Immaginifico assaporò nella sua crociera greca del 1895 -, per il lusso dell’estetica, per la volontà di potenza che crea il Superuomo.

In D’Annunzio c’è la sintesi del volontarismo di Nietzsche, dello slancio vitale di Bergson e della filosofia dell’azione di Blondel: in lui dunque si riassumono al meglio - nella poesia, nella narrativa, nella vita vissuta e poi nell’interventismo eroico del “poeta-soldato” - tutti i patrimoni culturali e ideologici che la vecchia Europa rilancerà in chiave tradizionale e anti-modernista. E con D’Annunzio, infatti, avremo il tipico rappresentante di quella figura di esteta armato che dominerà gli eventi a partire dalla guerra del 1914: da Jünger a Marinetti, da Soffici a Péguy ai vorticisti inglesi.

I messaggi di egualitarismo democratico e di individualismo borghese con cui il progressismo stava già allora sfibrando le radici europee, vennero rovesciati con una rivolta neo-pagana, nuova e antica, intesa a impugnare l’identità arcaica come un’arma estetica, letteraria e, infine, anche politica. Nel tardo Ottocento, D’Annunzio è già una guida per queste energie antagoniste, che saranno l’avanguardia europea delle future rivoluzioni nazionali del XX secolo.

Incastonato tra La Vergine delle rocce del 1895 e Il Fuoco del 1900, cioè i due bastioni del sovrumanismo nietzscheano rielaborato da D’Annunzio, c’è un piccolo capolavoro di solito trascurato dagli esegeti - forse perché al frivolo pubblico parigino dell’epoca non piacque il suo andamento sofoclèo e a quelli di oggi giunge estranea ogni forma di pensiero mitico -, ma che ben si inserisce nel filone neo-pagano, che è il fulcro di tutta l’opera dell’Inimitabile. Alludiamo al Sogno di un mattino di primavera, dramma “rinascimentale” buttato giù alla svelta nel 1897, nello spazio di pochi giorni, per placare il dispetto di Eleonora Duse [nel ritratto sotto a sinistra], cui pochi mesi prima era stata preferita Sarah Bernhardt nel ruolo di protagonista della Città morta.

In questo apice di vis tragica che è il Sogno, D’Annunzio dà fondo alla sua inesauribile vena visionaria. Del personaggio principale, Donna Isabella, la Demente, impazzita per essersi vista uccidere dal marito l’amante stretto tra le braccia, egli fa un’icona dell’uscita dalla normalità attraverso il più atroce dolore. E dell’ingresso in quell’arcano spazio aperto che è la follia, la grande follia. D’Annunzio scrisse il Sogno di un mattino di primavera in piena febbre nietzscheana: aveva da poco scoperto la grandezza recondita del Solitario, fu anzi tra i primi in Europa a capirne e divulgarne il genio rivoluzionario, ne rimase impregnato e ne impregnò molta parte della sua opera: pensiamo al Trionfo della morte, del 1894, in cui il “superuomo” Giorgio Aurispa esalta il «sentimento della potenza, l’istinto di lotta e di predominio, l’eccesso delle forze generatrici e fecondanti, tutte le virtù dell’uomo dionisiaco».

E proprio nel Sogno noi ritroviamo, schermati dietro il tragico destino individuale della pazza Isabella, questi stessi valori. Ciò che D’Annunzio definiva essenzialmente come la «giustizia dell’ineguaglianza». La Demente - creatura per definizione ineguale, inassimilabile alla normalità che appiattisce e livella - diventa il lato femminile e notturno del suprematismo virile e attivo proclamato da D’Annunzio. Chiusa in un micromondo claustrale, circondata dalle attenzioni cliniche dei “normali”, la pazza d’amore è lo specchio teatrale della follia vera in cui si rinchiuse Nietzsche. Ricordiamo che quando D’Annunzio scriveva questa sua prosa tragica, Nietzsche era ancora vivo, ma già da anni tutto avvolto da una pazzia inespressiva, che aveva ormai già dato tutto, e che era il prezzo che dovette pagare per aver troppo a lungo fissato le voragini della mente. Come l’Isabella di D’Annunzio, Nietzsche visse i suoi ultimi anni sorvegliato a vista dai “vivi”, per lo più ignari di quale profonda sapienza ci possa essere in simili fughe dalla “normalità”.

Bisogna tornare più spesso al D’Annunzio “minore”, a quello del Libro ascetico della Giovane Italia, dei Taccuini, della Vita di Cola di Rienzo… e a quello del Sogno di un mattino di primavera. Quando ripenso al D’Annunzio folgorale e insieme notturnale, alla sua capacità medianica di trasferire nei posteri i suoi mondi di apparizioni e di presenze arcane attraverso sedute di veri e propri transfert scenici, mi torna alla mente una rappresentazione del Sogno a cui ebbi modo di assistere anni fa, nel cortile del Palazzo del Bargello di Firenze. Qui prese corpo, dapprima lentamente, poi in maniera trascinante, la rarissima sintesi tra l’eloquenza traboccante della parola dannunziana e l’eloquenza muta dell’antica pietra squadrata: il Bargello, austero palazzo medievale. Questo prezioso vestigio della Firenze gotica e ghibellina, spazio di severità duecentesca un tempo sacrario del potere popolare, sede del Podestà e della Guardia del Capitano del Popolo, eretto da un Lapo Tedesco che fu forse il padre di Arnolfo di Cambio, è il luogo che meglio si prestava alla congiura dannunziana tra raffinatezza dei sensi e rigore della volontà politica. Qui D’Annunzio soleva venire e tornare, fermandosi davanti alle opere del Verrocchio, di Benedetto da Maiano, del Laurana…dai suoi Taccuini sappiamo che fu più volte al Bargello negli anni della sua residenza alla Capponcina di Firenze: aggirandosi tra quei capolavori, gli venne l’idea di fare una delle sue coltissime citazioni. E nel Sogno fa dire a Isabella di un busto di Desiderio da Settignano che lei teneva amorevolmente sulle ginocchia, consumandolo di pianto e di carezze.

Il Sogno di un mattino di primavera è un cammeo di prodigi. Qui D’Annunzio l’occulto, l’uomo d’arme che conosceva le tecniche dell’estasi, che invocava gli attimi visionari, che era sciamano, taumaturgo e profeta, ci mette a contatto con una creatura esiliata dalla vita, ma aperta a valori di eccezionale trascendenza. La Pazza si è fatta fare una veste verde, vuole diventare natura, vuole essere selva: «Ora potrò distendermi sotto gli alberi…non s’accorgeranno di me…sarò come l’erba umile ai loro piedi…vedo verde, come se le mie palpebre fossero due foglie trasparenti…io potrò dunque con gli alberi, con i cespugli, con l’erba essere una cosa sola…». E si fa guanti di rami, stringe ghirlande, si fascia di fili d’erba, aspetta di farsi bosco per rivivere in natura la natura selvaggia del suo amore. Impossibile non riandare, davanti a tali celebrazioni, a quella passione per la dimensione dionisiaca e panteista che, ad esempio, traspare in certe inquadrature del Trionfo della morte: l’epopea del «dominatore coronato  da quella corona di rose ridenti di cui parla Zarathustra…». Qualcosa che ricorre di nuovo quando Giorgio Aurispa il solitario, nell’osservare il tramonto, sente pulsare gli annunci di Zarathustra nel trionfo di una natura esuberante, irta di colori che eccitano l’animo e fondono l’uomo con le più enigmatiche energie del creato. Perfetta creazione silvestre, simbolo compiuto di pagana immersione nella natura pànica, l’Isabella del Sogno reca anche archetipi di morte, di sangue e di scatenata sensualità.

Essa ci rimanda con naturale similitudine alla Wildfrau nordica, la “vergine selvatica” che percuote le notti durante la caccia selvaggia di Wotan, così come compare nel mito indoeuropeo della ridda, che accomuna mistero, magia e ancestrali terrori, giacenti nella sfera della natura barbarica e nel subconscio atavico dell’uomo: purissimo scrigno da cui sale - quando la si sa udire - la voce del sangue primordiale. Come spesso accade alla tregenda pagana, la morte e il dolore non sono tuttavia disgiunti da una sensualità istintuale. E, infatti, profondamente sensuale è il contatto di Isabella col corpo dell’amato morente, da cui sgorga sangue come da una fonte inesauribile. Il suo trauma si muta allora in una sorta di allucinazione orgasmica:

«…La sua bocca mi versava tutto il sangue del suo cuore, che mi soffocava; e i miei capelli n’erano intrisi; e il mio petto inondato; e tutta quanta io ero immersa in quel flutto…com’erano piene le sue vene e di che ardore! Tutto l’ho ricevuto sopra di me, fino all’ultima stilla; e gli urli selvaggi che mi salivano alla bocca io li ho rotti coi miei denti che stridevano, perché nessuno li udisse…».

In brani di rapimento erotico come questo - in cui, tra l’altro, non si è lontani neppure dagli estatici abbandoni alla voluttà del sangue presenti, ad esempio, nelle lettere di Santa Caterina da Siena: «Annegatevi nel sangue del Cristo crocifisso, bagnatevi nel sangue, saziatevi di sangue…» -, noi riconosciamo una miriade di rimandi alla sacralità pagana e neo-pagana del sangue, ai suoi occulti poteri fecondanti, alle sue qualità misteriche di infondere vita ulteriore, e proprio quando fuoriesce in fiotti, come seme di vita, da un corpo in travaglio di morte.

Basterà ricordare la libido di sangue ossessivamente presente nella tragedia greca, capace di celebrare l’amore di rango come una lotta spasmodica che non fa più differenza tra la vita e la morte, che riconosce nella carne viva, nel segno sensuale, un universo infinito, confine tra saggezza e follia scatenante: Pentesilea, ad esempio,  di cui Kleist fece un superbo affresco del dramma romantico…ferro di lame e di scudi, ma anche di cuori. Tutto questo ebbe riverberi nella nostra poesia nazionalista dei poeti-soldati volontari nella Grande Guerra: amore e lotta celebrati in nozze mistiche di sangue. Ad esempio, in Vittorio Locchi o in Giosuè Borsi, il sangue dell’eroe caduto e riverso al suolo, con la bocca a toccare il terreno come in un bacio, diviene seme generatore, potenza che feconda la terra redenta, paragonata a una sposa che si lasci inondare il grembo dal flusso ancora caldo dello sposo morente. Nel poemetto di Locchi, un tempo famoso, intitolato La sagra di Santa Gorizia, la città da liberare attende il suo eroe come un’amante fremente: «Amore, amore dolce, mi vedi? Amore dolce, mi senti? - chiede l’amata - Quanti tormenti ancora, quanti tormenti prima degli sponsali?». È un misticismo di visionaria trance erotico-guerriera, che certo rinnova esplicitamente gli arcaici connubi di Eros e Thànatos. Ed è in un trionfo di celebrazioni al benigno destino, alla vita che vince la morte, alle armi che liberano lo spirito, che avviene alla fine l’apoteosi trasfiguratrice dell’unione tra la città-femmina, finalmente liberata, e il vittorioso eroe liberatore.

L’amore - ma non solo quello letterario, proprio quello vero…ma certo non quello “comune”…- è sempre a un passo dalla pazzia: c’è un frammento del Sogno, in cui Isabella viene assalita da gelido terrore nel vedere una coccinella posatasi sul suo candido braccio e da lei creduta una goccia di sangue: esatta trasposizione della demenza che impietrisce Parsifal nell’osservare la rossa goccia di sangue di un passero sulla neve immacolata…

Detto per inciso, sottesa al Sogno leggiamo una - certo non casuale - combinazione di fine simbolismo cromatico: il bianco dei lunghi capelli e dello spettrale volto di Isabella, il verde della sua mimesis selvatica e il rosso del sangue dell’amato: ed ecco qua i tre colori per i quali l’Orbo Veggente andrà a rischiare la vita, ormai anziano, sui fronti della Grande Guerra…È in situazioni come queste che noi, più che altrove, apprezziamo la fantastica capacità dannunziana di intrecciare una raffinata sensibilità con il primario istinto di vita. Se c’è un luogo in cui la follia diventa mistica percezione dell’Altrove, magia di poteri visionari, potenza che fonde in un unico rogo  il dolore e la gioia, questo è l’amore pazzo e disperato: quello profondamente filosofico di Nietzsche, come quello semplicemente umano di Isabella. D’Annunzio, alla sua maniera di grande sensitivo, li visse e li rappresentò entrambi.

E li rappresentò anche nella vita vera vissuta, magari alla maniera di un sacerdote pagano che solennizzasse i riti della terra e del sangue. Tra i suoi amori folli, c’era infatti, e non minore, anche quello per l’Italia. Un suo legionario ricordò un giorno di  come, già vecchio e cadente, al Vittoriale ogni tanto il Comandante amasse celebrare occulte comunioni insieme ai suoi fedelissimi: «sovente, la notte, adunato un piccolo numero di fedeli, alla rossastra luce fantastica di torce resinose, parla della nostra terra e della nostra stirpe, della nostra guerra e dei nostri Morti, dei nostri mari e delle nostre glorie; qui i compagni lo ritrovano, lo rivedono e lo risentono, come in trincea e come a Fiume». Una liturgia nibelungica per eredi della razza di Roma: esisteranno ancora da qualche parte, dispersi, solitari, silenziosi, uomini simili?

 

lundi, 16 février 2009

Le théâtre futuriste

teatro.jpg

 

Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1990

 

Le théâtre futuriste


Es gibt keinen Hund. Das futuristische Theater. 61 theatralische Synthesen von F.T. Marinetti und Cangiullo, Soggetti, Settimelli, Carli, Boccioni, Buzzi, Balla, Depero, Dessy, Rognoni, Vasari, Nanetti, Janelli, Folgore, Corra, Ginna, Chiti, Calderone, Govoni, Aschieri, Pratella, Fillia und 4 Manifeste, aus dem Italienischen übersetzt und herausgegeben von Brigitte LANDES, München, edition text + kritik, 1989, 223 S., DM 42, ISBN 3-88377-304-2.


Tenant compte du regain d'intérêt pour les futurismes, pour leur revendication d'une «fusion de l'art et de la vie», c'est-à-dire pour l'inclusion dans la sphère artis­tique de la technique, de la vitesse, des bruits de mo­teur, de la dynamique, une romaniste allemande, Bri­gitte Landes, a cru bon d'explorer le lieu par excel­lence des provocations futuristes, le théâtre. Ce théâtre de scènes courtes, de variété, qui finissait toujours en bagarres, avec l'arrivée de la police pour vider les lieux. La couleur, Marinetti l'avait déjà annoncée dès son manifeste du 11 janvier 1911: il faut mépriser le public des premières, ces bourgeois coincés qui arri­vent comme un troupeau pour exhiber leurs femelles coiffées de nouveaux chapeaux. Pour échapper à la banalité, les acteurs doivent être animés du désir de se faire siffler: injures, sifflets, tomates indiquent claire­ment que la pièce n'est pas du rabâchage (B. Landes, pp. 7 à 9). En 1913, Marinetti, dans un nouveau mani­feste, fait l'apologie du théâtre de Variété (cf. B. Landes, pp. 153 à 161) parce que la Variété est sans traditions ni dogmes, purement actuelle. Elle est anti-académique, primitive et naïve. Elle détruit la fausseté festive, le pseudo-sacré, le sérieux ampoulé et le su­blime de carton-pâte. Une nouvelle phase du théâtre futuriste commence en janvier 1915, par un nouveau manifeste co-signé par Marinetti, Corra et Settimelli: c'est le théâtre futuriste et synthétique. Ce manifeste commence par un constat: le théâtre est le mode d'expression culturelle le plus prisé des Italiens. Pour neuf Italiens qui vont au théâtre, un seul lit des bou­quins: il faut donc que le futurisme s'infiltre dans la société par le biais du théâtre. Ce théâtre subversif doit être synthétique, soit excessivement court. D'une du­rée de quelques minutes à peine. Ce que ne compren­nent pas les innovateurs de l'art dramatique de l'époque tels Ibsen, Maeterlinck, Andreïev, Claudel, Shaw. Ce théâtre, ensuite, doit être a-technique, c'est-à-dire rejeter les techniques traditionnelles qui ont conduit l'art dramatique dans la fange du pédantisme et de l'abêtissement. Ce théâtre doit être dynamique et simultané, naître de l'improvisation, de l'intuition qui jaillit comme l'éclair, de l'actualité riche en décou­vertes. Ce théâtre doit être autonome, a-logique et ir­réel, ne rien avoir de commun avec la photographie. En conclusion, ce manifeste de janvier 1915, demande qu'un lien s'établisse enfin entre les acteurs et les spectateurs, inaugurant ainsi les modes d'expression théâtrale contemporains.


En 1921, nouveau manifeste du théâtre futuriste de Rodolfo De Angelis avec la collaboration de Marinetti, Cangiullo, Corra, Carli, Settimelli, Prampolini, De­pero, Tato, Casavola, Mix, Bragaglia, Scrivo, Bella­nova. C'est le théâtre futuriste de la surprise, pré­voyant la farce provocatrice dans la salle: vente d'une même place à plusieurs personnes pour provoquer al­garades, injures, gifles et bagarres; badigeonnage de sièges avec de la glu pour ajouter à la pièce proprement dite le spectacle de la fureur d'un bourgeois; les mauvaises places coûtent cher, les bonnes places sont bradées pour presque rien. La provocation et l'in­ter­pellation des spectacteurs y atteignent leur comble.


Brigitte Landes complète ces quatre manifestes d'une anthologie de pièces futuristes.


Robert Steuckers.

 

mardi, 23 septembre 2008

Quand B. Croce sponsorisait Evola...

croce.jpg

 

Quand Benedetto Croce “sponsorisait” Evola...

 

Alessandro BARBERA

 

Le philosophe libéral et antifasciste a joué un rôle étrange, celui de “protecteur” d'Evola. Alessandro Barbera nous raconte l'histoire inédite d'une relation que personne ne soupçonnait...

 

Julius Evola et Benedetto Croce. En apparence, ce sont là deux penseurs très éloignés l'un de l'autre. Pourtant, à une certaine période de leur existence, ils ont été en contact. Et ce ne fut pas un épisode éphémère mais un lien de longue durée, s'étendant sur presque une décennie, de 1925 à 1933. Pour être plus précis, disons que Croce, dans cette relation, a joué le rôle du “protecteur” et Evola, celui du “protégé”. Cette relation commence quand Evola entre dans le prestigieux aréopage des auteurs de la maison d'édition Laterza de Bari.

 

Dans les années 30, Evola a publié plusieurs ouvrages chez Laterza, qui ont été réédités au cours de notre après-guerre. Or, aujourd'hui, on ne connaît toujours pas les détails de ces liens au sein de la maison d'édition. En fait, deux chercheurs, Daniela Coli et Marco Rossi, nous avaient déjà fourni dans le passé des renseignements sur la relation triangulaire entre Evola, Croce et la Maison d'édition Laterza. Daniela Coli avait abordé la question dans un ouvrage publié il y a une dizaine d'années chez Il Mulino (Croce, Laterza e la cultura europea, 1983). Marco Rossi, pour sa part, avait soulevé la question dans une série d'articles consacrés à l'itinéraire culturel de Julius Evola dans les années 30, et parus dans la revue de Renzo De Felice, Storia contemporanea (n°6, décembre 1991). Dans son autobiographie, Le chemin du Cinabre  (éd. it., Scheiwiller, 1963; éd. franç., Arke/Arktos, Milan/Carmagnole, 1982), Evola évoque les rapports qu'il a entretenus avec Croce mais nous en dit très peu de choses, finalement, beaucoup moins en tout cas que ce que l'on devine aujourd'hui. Evola écrit que Croce, dans une lettre, lui fait l'honneur de juger l'un de ses livres: «bien cadré et sous-tendu par un raisonnement tout d'exactitude». Et Evola ajoute qu'il connaît bien Croce, personnellement. L'enquête nous mène droit aux archives de la maison d'éditions de Bari, déposées actuellement auprès des archives d'Etat de cette ville, qui consentiront peut-être aujourd'hui à nous fournir des indices beaucoup plus détaillés quant aux rapports ayant uni les deux hommes.

 

La première lettre d'Evola que l'on retrouve dans les archives de la maison Laterza n'est pas datée mais doit remonter à la fin de juin 1925. Dans cette missive, le penseur traditionaliste répond à une réponse négative précédente, et plaide pour l'édition de sa Teoria dell'individuo assoluto.  Il écrit: «Ce n'est assurément pas une situation sympathique dans laquelle je me retrouve, moi, l'auteur, obligé d'insister et de réclamer votre attention sur le caractère sérieux et l'intérêt de cet ouvrage: je crois que la recommandation de Monsieur Croce est une garantie suffisante pour le prouver».

 

L'intérêt du philosophe libéral se confirme également dans une lettre adressée par la maison Laterza à Giovanni Preziosi, envoyée le 4 juin de la même année. L'éditeur y écrit: «J'ai sur mon bureau depuis plus de vingt jours les notes que m'a communiquées Monsieur Croce sur le livre de Julius Evola, Teoria dell'individuo assoluto,  et il m'en recommande la publication». En effet, Croce s'est rendu à Bari vers le 15 mai et c'est à cette occasion qu'il a transmis ses notes à Giovanni Laterza. Mais le livre sera publié chez Bocca en 1927. C'est là la première intervention, dans une longue série, du philosophe en faveur d'Evola.

 

Quelques années plus tard, Evola revient frapper à la porte de l'éditeur de Bari, pour promouvoir un autre de ses ouvrages. Dans une lettre envoyée le 23 juillet 1928, le traditionaliste propose à Laterza l'édition d'un travail sur l'hermétisme alchimique. A cette occasion, il rappelle à Laterza l'intercession de Croce pour son ouvrage de nature philosophique. Cette fois encore, Laterza répond par la négative. Deux années passent avant qu'Evola ne repropose le livre, ayant cette fois obtenu, pour la deuxième fois, l'appui de Croce. Le 13 mai 1930, Evola écrit: «Monsieur le Sénateur Benedetto Croce me communique que vous n'envisagez pas, par principe, la possibilité de publier un de mes ouvrages sur le tradition hermétique dans votre collection d'œuvres ésotériques». Mais cette fois, Laterza accepte la requête d'Evola sans opposer d'obstacle. Dans la correspondance de l'époque entre Croce et Laterza, que l'on retrouve dans les archives, il n'y a pas de références à ce livre d'Evola. C'est pourquoi il est permis de supposer qu'ils en ont parlé de vive voix dans la maison de Croce à Naples, où Giovanni Laterza s'était effectivement rendu quelques jours auparavant. En conclusion, cinq ans après sa première intervention, Croce réussit finalement à faire entrer Evola dans le catalogue de Laterza.

 

La troisième manifestation d'intérêt de la part de Croce a probablement germé à Naples et concerne la réédition du livre de Cesare della Riviera, Il mondo magico degli Heroi.  Dans les pourparlers relatifs à cette réédition, on trouve une première lettre du 20 janvier 1932, où Laterza se plaint auprès d'Evola de ne pas avoir réussi à trouver des notes sur ce livre. Un jour plus tard, Evola répond et demande qu'on lui procure une copie de la seconde édition originale, afin qu'il y jette un coup d'oeil. Entretemps, le 23 janvier, Croce écrit à Laterza: «J'ai vu dans les rayons de la Bibliothèque Nationale ce livre sur la magie de Riviera, c'est un bel exemplaire de ce que je crois être la première édition de Mantova, 1603. Il faudrait le rééditer, avec la dédicace et la préface». Le livre finira par être édité avec une préface d'Evola et sa transcription modernisée. La lecture de la correspondance nous permet d'émettre l'hypothèse suivante: Croce a suggéré à Laterza de confier ce travail à Evola. Celui-ci, dans une lettre à Laterza, datée du 11 février, donne son avis et juge que «la chose a été plus ennuyeuse qu'il ne l'avait pensé».

 

La quatrième tentative, qui ne fut pas menée à bon port, concerne une traduction d'écrits choisis de Bachofen. Dans une lettre du 7 avril 1933 à Laterza, Evola écrit: «Avec le Sénateur Croce, nous avions un jour évoqué l'intérêt que pourrait revêtir une traduction de passages choisis de Bachofen, un philosophe du mythe en grande vogue aujourd'hui en Allemagne. Si la chose vous intéresse (il pourrait éventuellement s'agir de la collection de “Culture moderne”), je pourrai vous dire de quoi il s'agit, en tenant compte aussi de l'avis du Sénateur Croce». En effet, Croce s'était préoccupé des thèses de Bachofen, comme le prouve l'un de ses articles de 1928. Le 12 avril, Laterza consulte le philosophe: «Evola m'écrit que vous lui avez parlé d'un volume qui compilerait des passages choisis de Bachofen. Est-ce un projet que nous devons prendre en considération?». Dans la réponse de Croce, datée du lendemain, il n'y a aucune référence à ce projet mais nous devons tenir compte d'un fait: la lettre n'a pas été conservée dans sa version originale.

 

Evola, en tout cas, n'a pas renoncé à l'idée de réaliser cette anthologie d'écrits de Bachofen. Dans une lettre du 2 mai, il annonce qu'il se propose «d'écrire au Sénateur Croce, afin de lui rappeller ce dont il a été fait allusion» dans une conversation entre eux. Dans une seconde lettre, datée du 23, Evola demande à Laterza s'il a demandé à son tour l'avis de Croce, tout en confirmant avoir écrit au philosophe. Deux jours plus tard, Laterza déclare ne pas «avoir demandé son avis à Croce», à propos de la traduction, parce que, ajoute-t-il, «il craint qu'il ne l'approu­ve». Il s'agit évidemment d'un mensonge. En effet, Laterza a de­man­dé l'avis de Croce, mais nous ne savons toujours pas quel a été cet avis ni ce qui a été décidé. L'anthologie des écrits choisis de Bachofen paraîtra finalement de nombreuses années plus tard, en 1949, chez Bocca. A partir de 1933, les liens entre Evola et Croce semblent prendre fin, du moins d'après ce que nous permettent de conclure les archives de la maison Laterza.

 

Pour retrouver la trace d'un nouveau rapprochement, il faut nous reporter à notre après-guerre, quand Croce et Evola faillirent se rencontrer une nou­velle fois dans le monde de l'édition, mais sans que le penseur tra­ditionaliste ne s'en rende compte. En 1948, le 10 décembre, Evola propose à Franco Laterza, qui vient de succéder à son père, de pu­blier une traduction du livre de Robert Reininger, Nietzsche e il senso de la vita.  Après avoir reçu le texte, le 17 février, Laterza écrit à Alda Croce, la fille du philosophe: «Je te joins à la présente un manuscrit sur Nietzsche, traduit par Evola. Cela semble être un bon travail; peux-tu voir si nous pouvons l'accepter dans le cadre de la “Bibliothèque de Culture moderne”». Le 27 du même mois, le philosophe répond. Croce estime que l'opération est possible, mais il émet toutefois quelques réserves. Il reporte sa décision au retour d'Alda, qui était pour quelques jours à Palerme. La décision finale a été prise à Naples, vers le 23 mars 1949, en la présence de Franco Laterza. L'avis de Croce est négatif, vraisemblablement sous l'influence d'Alda, sa fille. Le 1er avril, Laterza confirme à Evola que «le livre fut très apprécié (sans préciser par qui, ndlr) en raison de sa valeur», mais que, pour des raisons d'«opportunité», on avait décidé de ne pas le publier. La traduction sortira plus tard, en 1971, chez Volpe.

 

Ce refus de publication a intrigué Evola, qui ignorait les véritables tenants et aboutissants. Un an plus tard, dans quelques lettres, en remettant la question sur le tapis, Evola soulevait l'hypothèse d'une «épuration». Cette insinuation a irrité Laterza. A la suite de cette polémique, les rapports entre l'écrivain et la maison d'édition se sont rafraîchis. En fin de compte, nous pouvons conclure qu'Evola est entré chez Laterza grâce à l'intérêt que lui portait Croce. Il en est sorti à cause d'un avis négatif émis par la fille de Croce, Alda, sur l'une de ses propositions.

 

Alessandro BARBERA.

(trad. franç. : Robert Steuckers)